Marcel Breuer, par qui tout a commencé

Issu d’une famille plutôt traditionnelle dans ses choix de mobilier, je n’avais pas particulièrement été préparé à une rencontre soudaine avec le modernisme…

Fervent coureur de brocante depuis mon adolescence, à la recherche de livres et d’objets insolites, je suis, un samedi matin de 1995, resté en arrêt devant un assemblage de chrome et de cuir noir dont la légèreté n’avait d’égale que l’ingéniosité. Un fauteuil club auquel on aurait retiré tout l’accessoire pour ne conserver que l’essentiel ! C’était insolite, c’était troublant, c’était dérangeant, bref, c’était tout simplement séduisant !

La mode du chrome et du cuir noir ayant marqué les années 1980 et le début des années 901, je m’en ouvre auprès du brocanteur qui se récrie : « Oui, c’est bien une édition récente, mais le modèle est beaucoup plus ancien ! C’est allemand, d’avant la seconde guerre mondiale, je crois. » Il n’en savait pas plus. Mais j’étais intrigué, je ne pouvais y croire, cela me semblait beaucoup trop moderne pour être aussi ancien. Après de rapides recherches, un monde nouveau s’ouvre soudainement à moi.

Marcel Breuer assis dans le fauteuil B3

Ce fauteuil a été créé à la fin de l’année 1925 par Marcel Breuer, un jeune hongrois de 23 ans !

Il a été formé au Bauhaus, à Weimar, en Allemagne. Cette école pousse ses étudiants à créer des objets utiles qui soient en même temps beaux et simples ; elle les engage à délaisser l’accessoire, consommateur de temps et de matière, pour se concentrer sur l’essentiel : créer des produits réalisables industriellement afin de faciliter la vie du plus grand nombre.

Brillant élève, après un rapide passage à Paris, Marcel Breuer est retenu par l’architecte Walter Gropius, le fondateur de cette école révolutionnaire, pour devenir professeur et responsable de l’atelier de menuiserie lors du déménagement de l’école à Dessau, près de Berlin.

Pour créer son fauteuil, Marcel Breuer s’est inspiré des courbes du guidon en tube de sa bicyclette Adler. Le tube de métal est alors un tout nouveau produit dont la technique de fabrication est à peine maîtrisée. Marcel Breuer s’adresse au fabricant de cycles pour obtenir un lot de tubes et valider son intuition. Mais il est éconduit : « personne ne voudra de mobilier en tube de métal » ! Il finit par s’adresser directement au fabricant des tubes, la société Mannesmann, qui lui donnera finalement satisfaction

Aidé d’un artisan métallier, il réalise son premier prototype. Le modèle donne satisfaction mais, de l’avis de Marcel Breuer, doit évoluer. En effet, les jointures entre les tubes sont encore soudées ce qui entraîne des opérations fastidieuses. Le prototype suivant sera développé au cours des années 1927-1928 pour aboutir au modèle que nous connaissons aujourd’hui. Les différents éléments de tube sont courbés puis vissés les uns aux autres, il n’y a plus de soudures. Les bandes de tissu ciré (développé par le Bauhaus) viennent apporter les appuis nécessaires au confort de l’utilisateur. Ainsi, les recherches de Marcel Breuer portent certes sur la forme, mais surtout sur les aspects techniques de la production de sorte que le fauteuil soit facilement réalisable par l’industrie2.

Le fauteuil porte le nom de B3 mais est aujourd’hui plus connu sous le nom de fauteuil Wassily (Wassily chair), le prénom de Kandinsky, peintre célèbre et professeur au Bauhaus. Le peintre avait été tellement enthousiasmé par le fauteuil de Marcel Breuer que ce dernier lui avait offert le second prototype pour l’installer dans sa villa de maître à Dessau. C’est Dino Gavina qui donnera ce nom au fauteuil lorsqu’il en entreprendra la production après la seconde guerre mondiale.

Marcel Breuer continuera à créer des sièges incroyablement novateurs, d’abord en Allemagne, puis en Suisse où il travaille l’aluminium au profit de la société Embru et au Royaume-Uni où il développera des fauteuils et des tables en bois et en contreplaqué pour la société Isokon. Il part ensuite pour les États-Unis où il enseignera à l’école d’architecture de l’Université de Harvard et s’engagera dans une carrière d’architecte internationalement reconnu.

Avant ce coup de foudre, du début du vingtième siècle, je ne connaissais que les styles Art nouveau et Art déco. Des œuvres d’art, des objets et des meubles magnifiques mais devenus inaccessibles et que l’on admire dans les musées. Mais le modernisme, nada ! Pas dans ma sphère de connaissance à ce moment-là. J’étais déjà un acheteur compulsif de livres, une nouvelle direction de recherche s’ouvrait à moi.

Je n’ai plus cessé d’accroître ma collection depuis et les livres ne sont plus les seuls objets recherchés…

  1. Le fauteuil Wassily figure notamment dans le film « 9 semaines ½ » qui avait provoqué un certain émoi pour les jeunes de ma génération. Il a fallu que je revoie le film beaucoup plus tard pour que le fauteuil éclipse le charme de Kim Basinger… ↩︎
  2. Lorsqu’en 1927, Charlotte Perriand créé, avec Pierre Jeanneret et Le Corbusier, le mobilier en tube qui deviendra internationalement célèbre, de son propre aveu, elle n’a pas envisagé l’aspect technique de sa production. Cela rendra ce mobilier compliqué et cher à produire de sorte que seulement un millier de pièces, tous modèles confondus, seront réalisées avant-guerre par la marque Thonet. Ce mobilier ne deviendra célèbre et ne sera réellement produit en série qu’à partir des années 1950/1960. ↩︎